A l’âge de 29 ans, Rostand est un poète encore peu connu. « Les Romanesques » avaient été jouées à la Comédie Française le 21 mai 1894 et les années suivantes. Un an plus tard, il obtenait un succès honorable avec « La Princesse lointaine » interprétée par Sarah Bernhardt, qui montait également en 1897 « La Samaritaine ». Mais personne ne soupçonne le talent épique qu’il va dévoiler avec sa nouvelle œuvre.
La genèse de la pièce
Dans son ouvrage « Vingt ans d’intimité avec Edmond Rostand », Paul Faure, l’ami intime du poète, nous révèle certaines des sources de l’œuvre.
"-Voyons, dis-je à Rostand, quelles sont les origines de votre pièce ? L’idée vous en est venue quand et comment ?
J’imagine que tout ce qu’on en a raconté est faux, ou à peu près.
- Archifaux, en effet. Comment l’idée m’en est venue ? Pas d’un seul coup ; j’entends par là que ma pièce ne s’est pas présentée à mon esprit dans ses grandes lignes, dans son plan essentiel. C’est peu à peu, morceau par morceau, qu’elle s’est construite…j’étais depuis longtemps poursuivi par ce personnage de Cyrano ; il me hantait dès le collège, et lentement, à mon insu, il s’organisait autour de lui une action dramatique. Cela me restait encore très vague, quand je rencontrai ce maître d’études surnommé Pif-Luisant…son âme était aussi belle que son physique était disgracieux…
- Pourtant, ce n’est que plus tard, à Luchon, que je devais voir ma pièce…j’y avais un ami d’une timidité désastreuse qui était amoureux d’une jeune fille…Bien entendu, mon ami écrivait souvent à la jeune fille. Quelles lettres ! Gauches et n’en finissant pas. Il fut entendu que, désormais, je les lui dicterais. Mon traitement réussit [et cela finit par un mariage].
- Un jour [aussi], quand j’étais enfant, Paul de Cassagnac, grand ami de ma famille, vint à Marseille pour se battre en duel…[il] avait laissé ses épées chez nous, rue Montaux. …Pendant les quelques jours qu’elles restèrent dans notre maison, je ne me privai pas …de les toucher, de les manier…Surtout, je les faisais tinter, car, ce qui me charmait le plus en elles, c’était le son argentin de leur coquille…C’est en pensant aux épées de Cassagnac que j’ai écrit le duel."
Le véritable Cyrano de Bergerac
Savinien de CYRANO DE BERGERAC a réellement existé au XVIIéme siècle. Cet écrivain français (Paris 1619 – 1655) va inspirer le personnage d’Edmond Rostand. Né dans une famille de la petite noblesse de robe, Savinien de Cyrano de Bergerac fréquente, dès son adolescence, les milieux de la bohême littéraire.
Il emprunta le nom « Bergerac » à une terre que son père avait possédée en vallée de Chevreuse. Parti aux armées en 1637, il revient après deux campagnes militaires, marqué pour la vie par les blessures reçues au combat. Il se remet alors à l’étude, vers 1641, et suit en compagnie de Molière l’enseignement de La Mothe Le Vayer et de Gassendi, s’intéressant avec une égale passion à la poésie, à la philosophie, au théâtre et aux sciences. Mêlé au groupe des libertins et aux cercles précieux, il publie, en 1648, ses Entretiens pointus, brillants exercices de rhétorique, participe à la Fronde, en écrivant contre Mazarin Le Ministre d’Etat flambé, puis se réconcilie avec la monarchie en écrivant une lettre contre les frondeurs. En 1652, il fait représenter sa tragédie La mort d’Agrippine, qui va le rendre suspect aux yeux des autorités religieuses.
La fin de sa vie semble marquée par une singulière malédiction. Malade, pauvre, persécuté par l’Eglise, il écrit L’Autre Monde, dont le manuscrit ne sera retrouvé qu’au XIXème siècle, et un autre ouvrage l’Etincelle.
L’Autre Monde, composé de deux livres, Histoire comique des Etats et Empires de la Lune et Histoire comique des Etats et Empires du Soleil, peut-être considéré comme le premier ouvrage de science-fiction. Racontant son voyage sur la lune et sur le soleil, Cyrano, comme tous les utopistes qui l’avaient précédé, en profite pour aborder tous les problèmes théologiques, politiques ou sociaux qui l’occupent : la société lunaire, comme la société solaire, propose des solutions qui sont autant de réponses aux grandes interrogations du XVIIème siècle sur l’organisation de la communauté, la liberté des esprits et des mœurs, la justice et la répartition des travaux et des biens.
Mais la véritable originalité de L’Autre Monde est ailleurs. Comme Jules Verne au XIXème siècle, Cyrano de Bergerac témoigne d’une intuition prodigieuse de ce que sera l’invention scientifique : le vol interplanétaire, les machines parlantes, la médecine psychosomatique sont quelques-uns des éléments de la vie moderne décrits prophétiquement dans cet ouvrage d’inspiration et d’écriture baroques où les images poétiques et les illuminations colorées sont riches et neuves.
Le grand mystère qui pèse sur la vie de Cyrano et le sort désastreux de ses écrits allaient le condamner à figurer davantage dans la légende que dans l’histoire littéraire. Avant de mourir des suites d’un accident, une pièce de bois lui étant tombée sur la tête, il fut accompagné dans ses derniers instants par son ami Le Bret et sa cousine la baronne de Neuvillette.
Le Cyrano version Rostand
De l'action, de la couleur, du panache
Pour asseoir son travail, il se lance dans d’abondantes lectures : le Dictionnaire des Précieuses de Somaize, Le Théâtre Français de Samuel Chappuzeau, Les Mémoires du Maréchal de Gramont, Les Sièges d’Arras d’Héricourt….
Rostand veut pour sa pièce de l’action, de la couleur, du panache ! Rostand s’explique sur ce terme dans son discours de réception à l’Académie Française :
« Il ne suffit pas pour avoir du panache d’être un héros. C’est quelque chose de voltigeant, d’excessif…l’esprit de bravoure ». Le personnage de Cyrano s’inscrit dans cette tradition héroïque du batailleur, du brave, du gourmet, cher à la tradition française. Aussi son héros va t’il étonné par sa bravoure physique, son impertinence, sa franchise, son dédain des règles établies. Afin de frapper les imaginations, il le dote d’un nez invraisemblable. Il imagine ensuite une intrigue amoureuse : Cyrano sera donc aussi un sentimental, un tendre, un héros souffleur d’amour.
Une ambiance difficile en coulisse
Les décors des différents actes sont par ailleurs très lourds et très compliqués à mettre en place. Une semaine avant la Générale, on pose l’ensemble des décors… mais à l’envers ! L’auteur, excédé, menace de retirer sa pièce. Implorant le pardon de Coquelin, les répétitions reprennent.
Mais la veille de la Générale, Maria Legault tombe malade et ne peut jouer. Rosemonde Gérard, qui est présente aux répétitions et qui connaît presque tous les rôles, sauve la situation en montant sur la scène.
Le soir de la Première arrive enfin …
A Georges Feydeau qui, en arrivant au théâtre, demandait à l’interprète de Le Bret ce qu’allait être, selon lui, le succès de la pièce, il fut répondu laconiquement : - …Noir ! Le mot : four étant sous-entendu…
Et pourtant, quelques heures plus tard, la pièce enflamme le tout Paris ! A deux heures du matin, le public éperdu, crie, rit, pleure, applaudit encore, et ne veut pas quitter le théâtre.
Une soirée inimaginable
« L’auteur, l’auteur »
Dans la salle du théâtre de la Porte Saint-Martin, le public, debout, vocifère, trépigne, bat des mains. Plus de vingt, trente, quarante fois, les acteurs sont venus saluer, tirés sur le devant de la scène par une ovation qui, sans cesse, reprend et déferle. Aux premiers rappels, ils avançaient, éreintés, contents tout de même de l’enthousiasme si peu attendu qui éclatait devant eux. Maintenant ils n’en peuvent plus : Coquelin lui-même, qui vient de créer le plus long rôle du répertoire, grimace de fatigue. Pourtant ils s’inclinent, reculent, reviennent, pauvres pantins que le feu a quittés et que seul le métier fait encore tenir, serviteurs d’un texte admirable devenus jouets d’une foule qui épuise sur eux sa ferveur.
« L’auteur, l’auteur »
Jamais, à la répétition générale, l’on n’annonce au public le nom de l’auteur. Pourtant Coquelin s’avance, marche jusqu’à la rampe, s’incline et prononce : « Mesdames et Messieurs, la pièce que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous est de Monsieur Edmond Rostand. » Le rideau rouge tombe sur la première représentation de Cyrano de Bergerac.
Edmond Rostand a vingt-neuf ans. Cette nuit du 27 décembre 1897, la gloire l’a empoigné. Elle ne le lâchera plus.
(Extrait tiré du livre « Edmond Rostand ou le Baiser de la Gloire » de Caroline de Margerie – 1997)
« [Ce] fut une apothéose ! Car cette soirée du 27 décembre 1897 compte dans quelque chose de plus profond que les fastes du théâtre. Ceux qui ne l’ont pas vu en effet ne peuvent se douter de ce que fut ce triomphe…On n’avait jamais vu quelque chose de pareil. Oui, ce fut l’un des plus grands soirs du théâtre et tel que, pour retrouver son pareil, il faudrait parler du Cid ou d’Hernani… ».
(Tiré de l’ouvrage « Confession d’un demi-siècle » de Maurice Rostand – 1948)
Un succès théâtral
206 représentations ont été données à guichets fermés au théâtre de la Porte Saint-Martin jusqu’au 30 juin 1898, avec un seul jour de relâche ; le 29 septembre Cyrano est repris et est joué jusqu’au 31 mars 1899, avec six jours de relâche. En 15 mois, il y eut 424 représentations, soit une recette de 2 598 848 francs, dont 10 % pour l’auteur.
Une presse conquise
Les journaux répandent dans toute la ville le nom étincelant d’Edmond Rostand et de « Cyrano de Bergerac »
« Un grand poète héroï-comique a pris sa place dans la littérature dramatique contemporaine – et cette place, c’est la première » déclare le 30 décembre 1897 Henry Bauër à l’Echo de Paris.
« Tous ceux qui créent s’inclinent aujourd’hui devant la jeunesse triomphante de son génie » écrit Henry de Gorsse dans la Patrie
« Nous avons mis la main sur un auteur dramatique, sur un homme qui a le don…Quel bonheur ! Quel bonheur ! » écrit Francisque Sarcey dans Le Temps.
« Cyrano, ce fut un coup de tonnerre. Ce fut la journée de théâtre la plus éclatante depuis Hernani et ce fut Hernani sans bataille. Il y eut unanimité de Paris, des Province , de l’Europe entière. On se sentait en face d’un chef d’œuvre…Ce qu’on saluait aussi, c’était la renaissance éclatante de ce romantisme que les Français ont comme dans le sang, non pas depuis Hernani, mais depuis le Cid » rappelle Emile Faguet.
Rostand triomphe avec Cyrano
Lettre conservée à la bibliothèque de la Comédie Française
Dès le premier acte, la salle est soulevée par le panache de Cyrano
« Ah ! Non ! C'est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire... oh ! Dieu ! ... bien des choses en somme...
En variant le ton, —par exemple, tenez :
Agressif : « moi, monsieur, si j'avais un tel nez,
Il faudrait sur le champ que je me l'amputasse !... » et la suite…
Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand
Ce morceau de bravoure fera le tour du monde en plusieurs langues et la salle médusée retrouve l’enthousiasme des grandes premières théâtrales romantiques. Un souffle oublié et puissant, qui déchaine l’enthousiasme au second acte avec un autre morceau de bravoure : « Ne pas monter bien haut peut-être, mais tout seul ! ». Délire pour le baiser de Roxane au troisième acte, triomphe définitif au baisser du rideau. Une star est née : c’est Rostand, que Coquelin essoufflé tentera vainement d’amener sur scène.
Marie-Thérèse Cuny, « Edmond Rostand ou le poète étincelant » Jours de France n°1572, pp3-12 - février 1985.