A 22 ans, Rostand publie un recueil de poèmes "Les Musardises"
Musardise, Action de celui qui musarde
En début d'ouvrage, Edmond Rostand explique son titre :
Musardise, Action de celui qui musarde
Musarder, Perdre son temps à des riens.
C'est là ce que tu trouveras dans le dictionnaire, Ami Lecteur. Et là-dessus tu n'auras pas grande estime pour un volume de vers qui s'appelle "les Musardises", c'est-à-dire les bagatelles, les enfantillages, les riens.
Mais pour peu que tu sois un lettré ayant connaissance des mots de la langue et de leur sens exact, ce titre ne sera pas pour te déplaire. Même il t’apparaîtra comme seyant bien à un recueil de poétiques essais.
Tu sauras que « musardise » - musardie comme on disait au vieux temps, - signifie rêvasserie douce, chère flânerie, paresseuse délectation à contempler un objet ou une idée : car l’esprit musarde autant que les yeux, si ce n’est pas plus.
Tu sauras que, suivant certaines éthymologiues, « musarder » veut dire avoir le museau en l’air : ce qui est bien le fait du poète ; lequel, comme on sait, regarde tellement là-haut que souvent il trébuche et se jette dans des trous.
Tu sauras qu’au temps jadis les « musards » étaient de certains bateleurs et jongleurs, provençaux d’origine, qui s’en allaient de par le monde en récitant des vers.
Tu ne pourras être étonné que, sous un titre qui ne semble convenir qu’à de très légères poésies, je me sois permis quelquefois des tristesses et des mélancolies, puisqu’en langue wallonne, « muzer » a pour sens : être triste.
Enfin, tu comprendras tout à fait le choix que j’ai fait de ce mot, te souvenant que le savant Huet, évêque d’Avranches, le faisait venir du latin Musa, - qui comme on le sait, signifie : la Muse.
E. R.
Petit Marseillais du 18 février 1890
Charmant volume de vers : Les Musardises, impressions et pensées de flâneur délicat et sentimental, fines observations dont une douce et gaie philosophie fait le fond. Il y a de ravissantes pages dans son livre où il aborde avec un égal bonheur l'élégie, la ballade et le rondeau.
Augustin Filon en avril 1890
Ce n’est pas une promesse, c’est une véritable explosion de talent poétique.
Au ciel
- Hé, là-bas ! s'écria saint Pierre,
Qui frappe à l'huis du Paradis?
- Oh ! c'est l'âme d'un pauvre hère,
Mon bon Monsieur ! que je lui dis.
- Vous croyez qu'on entre peut-être
Ici comme dans un moulin?
- Vous êtes si bon, mon doux maître
Repris-je en faisant le câlin.
- Taisez-vous ! On ne peut me plaire
Par des douceurs ni des cadeaux;
C'était bon avec leur Cerbère
Qu'on prenait avec des gâteaux !
- Je suis un portier sans faiblesse.
Répondez : sur terre, là-bas,
Alliez-vous entendre la messe?
- Pas souvent, lui dis-je tout bas.
- On sait ce que cela veut dire,
Pas souvent! Mais notre bon Dieu
Est partout. Cela peut suffire
De l'adorer hors du saint lieu.
Lui faisiez-vous votre prière
En vous couchant? — En me couchant?
Je ne me souviens pas, saint Pierre.
Mais peut-être bien qu'en cherchant...
- Hum!... enfin!... Et la bonne chère?
- Je l'aimais assez... - Et le vin?
- La bouteille aussi m'était chère.
- Bûtes-vous trop? - Cela m'advint.
- Mais vous viviez comme un infâme !
Et la vertu?... - Dame! j'aimais
Toujours une petite femme !
- Était-ce la même? — Jamais!
- Que la dernière était jolie !
On s'en allait, sur les gazons,
Par les dimanches de folie,
On s'en allait... - C'est bien! Gazons!
Et vous avez encor l'audace
De me dire ça sous le nez?
Pour vous nous n'avons pas de place :
Allez-vous-en chez les damnés !
Oh! là-bas on vous fera fête,
Monsieur le... Tiens, au fait, qu'avez-
Vous été sur terre? - Poète.
Je faisais des vers, vous savez.
- « Hein? Poète?...» Alors, m'ouvrant vite :
- « Pourquoi, » fit-il d'un ton plus doux,
« Ne l'avoir pas dit tout de suite?
Entrez donc! Vous êtes chez vous. »
E.R
A ma lampe
O vieille lampe, ô vieille amie, à ta lumière
Que de bouquins je lus, que de vers j’écrivis !
Sous ton humble abat-jour que de fois tu me vis
Veiller, quand le sommeil rougissait ma paupière !
Lampe ventrue et basse, en cuivre bosselé,
Comme on en voit encor sur les vieilles crédences,
Tu reçus bien souvent de graves confidences :
De mes espoirs les plus secrets je t’ai parlé.
Lampe, pendant longtemps tu fus ma seule amie ;
Et, lorsque j’habitais tout là-haut, sous le toit,
Seuls m’étaient doux les soirs passés auprès de toi…
Et les fiacres roulaient dans la rue endormie.
Que de fois, accoudé sur ma table en bois blanc,
J’ai, de ta poudre d’or, construit des existences,
Et que de fois rimé, pour qui tu sais, des stances,
Penchant mon front pâli dans ton cercle tremblant !
Et quand le petit jour rosé venait à naître,
Quand, le ciel d’un bleu vert déjà se nuançant,
L’aurore grelottait sur Paris, le passant
Te voyait clignoter encore à ma fenêtre.
L’âge te faisait bien radoter quelquefois.
Ton mécanisme était d’une étrange faiblesse.
Il fallait te monter, te remonter sans cesse,
Et retourner ta clef sans cesse entre ses doigts.
Mais vous baissiez toujours, et sans que je comprisse
Pourquoi. Vous paraissiez vouloir vous amuser.
La mèche s’obstinait à se carboniser.
Et j’enrageais, croyant que c’était un caprice.
Bien souvent j’ai maudit votre détraquement,
Et votre humeur, alors, me semblait une énigme.
Vous faisiez tout d’un coup un bruit de borborygme,
Puis vous vous éteigniez sans raison, brusquement.
Voilà qu’au lendemain il me fallait remettre
La tâche…Et vous couvrant d’injure et de mépris,
J’allais dormir ! – Pardon ! maintenant j’ai compris :
Vous vous intéressiez à votre pauvre maître.
Ne voulant pas le voir si longtemps se pencher
Pour écrire ou pour lire, un doigt contre la tempe,
Vous cessiez de brûler… Et c’était, bonne lampe,
Votre manière à vous de m’envoyer coucher.
E.R